samedi 1 mai 2010

Les contes d'apnée - Je croyais avoir accroché une bordure

Didier de Lannoy
Contes d'apnée

histoires courtes, scraboutchées sur une musique débranchée de Thelonious Sphere Monk (j’ai toujours voulu écrire comme Thelonious Monk !), de Fela Anikulapo Kuti, de Luambo Makiadi, d’Isaac Muzekiwa (à la Samba !) (vers 5 heures du matin !) ou d’Abdullah Ibrahim, qui se veulent drôles (mais ne font rire personne), érotiques (mais ne font jouir personne), politiques (mais ne changent la vie de personne), insensés (mais ne font perdre la tête à personne) et cruels (mais ne troublent le sommeil de personne)
2003-2005
Extraits - En vrac



Je croyais avoir accroché une bordure



Samedi matin, quand je me suis réveillé, mon vase de Soissons avait

- Vous n’avez pas vu ma femme ?

disparu. Elle n’était ni à l’étage, ni à

- Vous n’avez pas vu ma femme par hasard ?

l’entresol. Elle ne tricotait pas au salon (elle ne tricote jamais). Elle ne cousait pas à la cuisine (elle ne coud jamais). Elle ne lisait pas le journal dans la salle à manger (elle lit seulement la petite gazette en dernière page de la deuxième partie du Soir). Elle ne regardait pas non plus la télévision (elle déteste les journaux télévisé) (mais adore suivre les émissions culinaires sur les postes flamands, hollandais, anglais, marocains, espagnols, allemands, turcs, grecs et italiens) (et les documentaires animaliers). Elle ne prenait pas sa douche (elle préfère se laisser cuire à petit feu dans une grande casserole de fonte) (avec du vin blanc et[1] une cuillère à café de poivre et de baies). Elle n’écrivait pas son courrier (elle n’écrit presque jamais à personne).

- Et (toujours) les lettres que tu écris, tu oublies de les poster !

- Tu (quand même) pourrais faire ça en allant au boulot, non[2] ?

- Et (alors) les timbres?

- C’est (peut-être) mon problème[3] ?

Elle ne pelait pas les pommes de terre (elle trouve plus commode de les laver à la grosse brosse et de les cuire en chemise). Elle ne prenait pas son petit-déjeuner (elle n’a pas faim le matin) (et d’ailleurs elle a beaucoup de peine à sortir de ses rêves et de ses insomnies avant 11 heures).

Je l’ai cherchée partout. Sous l’édredon, en dessous du lit, dans l’armoire (cachée sous un drap blanc). Au fond de la poubelle à pédale.

- Vous n’avez pas vu ma femme ?

J’ai ouvert tous les lits et tous les placards de toutes les chambres. J’ai soulevé tous les édredons.

Je suis monté au grenier. Je suis des-

- Vous n’avez pas vu ma femme par hasard ?

cendu à la cave. J’ai to-

- Kokokoko[4] ! Y a quelqu’un ?

qué à la porte des toilettes et de la salle de bains. J’ai ou-

vert la fenêtre et j’ai regardé dans la rue. J’ai fou-

illé les sous-bois, parcouru les plages, exploré les poulaillers, sondé les puits, inspecté les anciens blockhaus de l’armée. J’ai in-

terrogé les voisins belges, allemands et canadiens, l’épicier et le boucher marocains, le pompiste pakistanais, la coiffeuse vietnamienne, la pâtissière irakienne (dont on croyait qu’elle était portugaise) (ou turque et) (qui se disait chrétienne et) (dont le linge séchait à la fenêtre et) (qui préparait dans sa cuisine

des tartes aux fraises et/ou aux bananes et/ou aux pommes et

- A commander la veille avant 18 heures ! Sonner au deuxième ! On livre à domicile ! Le lendemain soir après 18 heures !

des gâteaux du Ramadan et

des bûches de Noël

au noir).

Elle avait disparu, quoi !

Et je devais cacher sa disparition à nos enfants et à ses meilleures copines[5], continuer à aller au bureau (au bureau, au bureau, au bureau, au bureau, au bureau), donner le change, sourire comme d’habitude, m’étonner, m’indigner, m’émouvoir, som-

noler, continuer à recevoir les amis (les amis, les amis, les amis, les amis, les amis), sauvegarder les apparences.

- Elle tarde à revenir… Elle aura eu un empêchement… Je crois que je ferais mieux de m’occuper du dîner[6]

J’ai regardé dans les tiroirs, derrière les fauteuils et les rideaux, sous l’abat-jour, dans le four de la cuisinière à bois, derrière le radiateur, à l’intérieur du poêle ardennais, sous le tapis, derrière le miroir ou l’écran du téléviseur, entre les livres de la bibliothèque, sous un tas d’assiettes sales.

- Se cacherait-elle au fond d’un sac d’aspirateur, se serait-elle planquée derrière le grand crucifix (en plâtre peint) du salon, se serait-elle glissée entre les pages d’un album de photos ringardes ? Se serait-elle transformée en chauve-souris ?

Samedi matin, je me réveille. Mon vase de Soissons a disparu.

- Nous ne nous saoulerons plus ? Nous ne nous chamaillerons plus ? Nous ne nous lancerons plus de vannes ? Nous n’échangerons plus de coups ?

Je finirai par la retrouver dans un parking ou sur un terrain vague ? Ou dans les caves ou dans les combles d’un petit hôtel minable de Saint-Gilles ou d’Etterbeek après qu’un journal toutes boîtes ou une revue de cul ou un bulletin paroissial ait diffusé sa photo dans son édition hebdomadaire ? Ou au pied d’un immeuble en rénovation ?

Elle aura la nuque brisée et les poumons remplis d’eau ?

La veille au soir, mon vase de Soissons et moi-même étions-nous sortis dans les bistrots de Matonge ? Avions-nous fait la fête (chez Hono et Vieux Henri, chez Ma Betty, chez Maman Monique, chez Chantal, chez Mère Rose, chez Ambo, chez Shango, chez Jackie-la-Marraine) ? Nous étions-nous

- Tu ne me connais même pas !

disputés ? Et la soirée avait-elle

- Ça fait plus de 20 ans que tu ne me connais même pas !

été trop arrosée[7] ?

- Ça fait plus de 20 ans que tu m’attaches à un piquet ! Ça fait plus de 20 ans que tu me conserves entre les pages de tes vieux manuscrits !

Et nous étions-nous querellés avec des passants ou les voisins d’en face sur le chemin du retour ? Ou avec l’agent immobilier et usurier-prêteur du coin de la rue ?

- Notre maison n’est pas à vendre ! Allez-vous en ! Foutez-moi le camp ! Get out of our backs !

Ou un inconnu avait-il subitement traversé la rue et

- Puis-je danser avec Mademoiselle ?

avait-il embrassé ma femme sur les deux joues et avais-je

- Ma femme n’est pas à marier !

perdu le contrôle de moi-même et avais-je piqué une crise de jalousie ? Et lui avais-je maintenu longuement la tête sous l’eau et avais-je noyé mon vase de Soissons dans les étangs d’Ixelles[8] ?

Ou l’avais-je menacée avec un cutter ? Et l’avais-je frappée avec un gourdin ? Et lui avais-je fracassé le crâne ? Ou lui avais-je planté un couteau à steak dans le dos[9] ? Et gisait-elle inconsciente, étendue de tout son long, au beau milieu de la chaussée ? Et l’avais-je écrasée avec ma voiture ? Et lui étais-je passé plusieurs fois sur le corps ?

- Je ne me suis pas rendu compte de l’accident ! Je croyais avoir accroché une bordure !

Ou l’avais-je étouffée avec un coussin ? Ou étranglée avec un foulard ou mordue jusqu’à ce qu’elle devienne inconsciente ? Et lui avais-je enfoncé un journal toutes boîtes, une revue de cul, un bulletin paroissial dans la bouche pour l’empêcher de crier ? Ou un rouleau d’essuie-tout ou de papier de toilette ? Et lui avais-je recouvert la tête d’un sac en plastique plutôt que de devoir la partager avec quelqu’un d’autre ? Et était-elle tombée inanimée au

pied de l’escalier et étais-je

- Je pensais qu’elle jouait la comédie !

mon-

té me cou-

cher au grenier[10] ?

Avais-je cuvé ma bière et m’étais-je réveillé juste avant l’aube ? Avais-je essayé de maquiller le meurtre ? Avais-je transporté le corps dans un immeuble inhabité des environs et l’avais-je fait basculer par une fenêtre du troisième étage ?

- Pour faire croire à un accident !

Ne rien dire. Ne rien répéter. Abolir la mémoire. Passer l’éponge.

Supprimer les remords (tapis dans

la pénombre de la salle de bain). Effacer les disques durs.

- Décidément, elle tarde à revenir… Je crois que je ferais mieux de servir le dessert[11]

Mon vase de Soissons a disparu et je ne me souviens plus de rien.

- Mwasi aboti nzombo ? Nguma ameli mwasi ?[12]



[1] Mais ne pas ajouter de thé vert !

[2] Chaque matin (entre 7 heures 5 et 7 heures 10) quand tu vas prendre le bus 54 (monocoque) ou le bus 71 (accordéon) à la place Fernand Cocq, tu passes devant l’hôtel particulier de la Castafiore, non ? Il y a une boîte aux lettres rouge accrochée au mur, non ? A droite (en venant de la rue Maes), du côté des services administratifs de la commune (passeports et permis d’inhumer) (naissances et mariages) (cartes de riverain et attestations de prise en charge), non ? Elle a disparu ? C’est comment ? On l’a volée ? On l’a changée d’adresse ? Elle a traversé la rue ? Elle s’est installée sur le trottoir d’en face ? Elle est, à présent, adossée à une cabine téléphonique de Belgacom ? A quelques mètres de l’Amour fou ? On ne la voit presque plus ?

[3] C’est toi qui gères, non ?

[4] Kosomba, kosumba, kosuba to kosiba ?

[5] Le gang des Veuves, quoi !

[6] Oeufs sur le plat ou salade de tomates (avec sardines en boîte) ?

[7] Voilà comment cela aurait pu se passer (ces quelques explications foireuses sont à lire comme un échange de courriels : la dernière phrase venant en premier) (ce n’est pas difficile, il suffit d’avoir bu):

- Avez-vous l’intention de terminer la nuit au Beverly Hills, avec Nana, Dieudos et JeanJou ? Ou au Consul, chez Ahmed et son cousin ? Ou à Inzia, chez Monique et Germaine ? Puis-je vous prendre par la main et vous aider à traverser la chaussée de Wavre ? essayait difficilement de se rattraper un agent de l’ordre (embrouillaminé) en uniforme. Et qui n’était pas la papa de Magali.

- Ma carrière est finie ! se lamentait-il (consterné).

- Cette femme est certainement quelqu’un de très important ! avait-il (soupçonneux) vérifié notre livret de famille et nos documents d’identité.

- Elle a même été commissaire d’exposition à la Maison du Livre de Saint-Gilles ! nous avait-il (querelleur) interpellés, rue de Dublin, entre le Carrefour et l’Ekeseni, pour marche incertaine et dangereuse sur le trottoir.

[8] Ou avais-je tenté de la noyer en introduisant le pommeau de la douche dans sa bouche ?

[9] Ou lui avais-je enfoncé une fourchette dans la gorge ? Ou avais-je sorti une porte de ses gonds et l’avais-je envoyée à la tête de mon épouse ?

[10] Ou étais-je descendu me coucher au sous-sol, à côté de la chaudière et du chauffe-eau ?

[11] Fromage à tartiner ou bananes à peler ?

[12] La femme a-t-elle mis au monde un poisson ? Le boa a-t-il avalé la femme ?