samedi 1 mai 2010

Les contes d'apnée - Des traces de tram ont été repérées au bord de la rivière

Didier de Lannoy
Contes d'apnée

histoires courtes, scraboutchées sur une musique débranchée de Thelonious Sphere Monk (j’ai toujours voulu écrire comme Thelonious Monk !), de Fela Anikulapo Kuti, de Luambo Makiadi, d’Isaac Muzekiwa (à la Samba !) (vers 5 heures du matin !) ou d’Abdullah Ibrahim, qui se veulent drôles (mais ne font rire personne), érotiques (mais ne font jouir personne), politiques (mais ne changent la vie de personne), insensés (mais ne font perdre la tête à personne) et cruels (mais ne troublent le sommeil de personne)
2003-2005
Extraits - En vrac


Des traces de tram ont été repérées au bord de la rivière

(050704)

Une toute jeune[1] fille de très bonne famille n’emprunte pas un chemin de terre (sinueux) (boueux) ou une route empierrée (que des grenouilles traversent la nuit pour rejoindre leur lieu de ponte) et

- Elle avait une fleur (aigre-rose) dans les cheveux !

bordée de cocotiers et

- Elle avait un sourire (aigre-rose) aux lèvres !

ne traverse pas la forêt de Wallers-Arenberg, de Soignes ou de Saint-Hubert ou

- Elle avait de la confiture (aigre-rose) sur le menton !

de Brocéliande ou de Bialowieza

ou de Doi Suthep-Doi (protégée et entretenue par des moines bouddhistes) à

- Elle fredonnait une chanson (aigre-rose) de Thomas Fersen ou de Bernard Dimey[2] !

cheval ou à vélo

(et souffrant d’une crise de cystite aiguë) (et ne pouvant plus se retenir[3]) (et abandonnant sa monture ou sa bicyclette anglaise dans les fougères polypodes communes) (et se plaçant une main sur le bas du ventre) (et ramassant des cèpes et des girolles) (et sautillant sur place) (et cueillant des airelles et des myrtilles et des fraises des bois) (et pissant à croupetons) (et choisissant les fruits les plus mûrs et délaissant les autres)

seule

le soir

impunément ?

Sans doute est-elle ob-

- Une blonde qui se paie des études artistiques en dansant dans des discothèques ?

servée et suivie avec gour-

- Presque nue ?

mandise par des tigres (calquant ses mouvements sur ceux de sa pâture), des léopards (jouant à un-deux-trois soleil), des babouins (n’arrêtant pas de gueuler des obscénités et de rouler les mécaniques), des moustiques[4], des écrevisses, des araignées des trente centimètres de large (construisant leur toile dans des courants d’air) (jetant des filets gluants sur leurs nourritures), des kangourous, des lynx, des pythons (étranglant et avalant les petits poucets qui dorment sur les plus hautes branches des arbres), des crabes, des blaireaux, des hippopotames (cachés sous des jacinthes d’eau) (et faisant soudainement surface au milieu du chemin boueux) (et sinueux), des tiques et des vers aquatiques (venus d’une région tropicale et ayant bien résisté à l’hiver) (propageant des germes et sécrétant des salives) (suçant le sang des bêtes qui s’abreuvent dans les marécages saumâtres[5]) (en troupeau), des grizzlis, des renards, des chevaux de proie (renifleurs, pisteurs, farceurs et

- On joue à cache-cache ? Si j’te trouve j’te bouffe !

carnassiers), des reîtres et des chemineaux, des sangsues (privées de saignées depuis plus de cent ans), des lanceurs de foudre, des dragons chasseurs de Maures et de Huguenots, des dresseurs d’abeilles de combat, des ogres et des iguanodons (sortant des anciennes galeries de mines d’Arenberg), des furets (rampant dans des herbes de plus de deux mètres de haut) (se dissimulant derrière des buissons) (sautant sur leur proie et l’embrassant sur la bouche jusqu’à ce qu’elle meure d’asphyxie). Sans doute est-elle frôlée par le vol silencieux des sorcières (au masque rouge et grimaçant), des revenants, des incubes et des gouines ? Sans doute est-elle terrifiée par le battement des ailes d’un faucon ou d’une chauve-souris ? Ou par les cris poignants d’un accordéon qu’on égorge len-

- Pigeon ! Pigeon ! Pigeon !

tement avec un rasoir de barbier ? Sans doute se laisse-t-elle sur-

- Silence ! Quels sont ces bruits ? On entend des balles siffler ! On entend des braillements et des criaillements ! S’agit-il d’appels à l’aide ? S’agit-il de cris d’amour, de ralliement ou d’alarme ? S’agit-il de vilains garnements qui jouent à la guerre et s’amusent à faire peur aux petits enfants et aux personnes âgées ?

prendre par les monstres dissimulés dans les fourrés (un phare de bicyclette permet de voir quelque chose mais empêche de voir tout le reste) et est-elle violemment frappée au visage à l’aide d’un pied-de-biche, d’un démonte-pneu ou d’une clé à molettes et tom-

be-t-elle lourdement sur des pavés poin-

tus ? Ou bien se fait-elle renverser par un camion de la voirie, une voiture de flics, un corbillard, une ambulance, une autopompe, un char de l’armée américaine, la camionnette d’un marchand de soupe aux pois (en hiver) ou de crèmes glacées à la vanille et au chocolat (en été) ?

Et sera-t-elle recueillie, au petit matin, par des ramasseurs d’escargots ou des cueilleurs de champignons ?

Ou découvrira-t-on, plus de cinq ans plus tard, le crâne (et la dentition bien conservée) et les ossements (et les mèches de cheveux blonds) (décolorés) (et le petit chaperon rouge) (décoloré) (et la paire de chaussures assorties) (décolorées) (et les rubans et les lacets) (décolorés) (et les broches et les bracelets et les médaillons et les pinces et les barrettes et les dents de lait et le scapulaire contre les fièvres et les fétiches de la Vierge Marie et les boucles d’oreille et les piercings et les ficelles de string et les bretelles de soutien-gorge) (et les clochettes et les colliers anti-puces) d’une toute jeune fille de très bonne

famille, sous un tas de feuilles

mortes, croquée par un grand méchant loup ?

Des traces de tram seront-elles repérées dans la boue

au bord de la rivière

à proximité d’une décharge clandestine (où cohabiteront

- Chacun respectant la culture, la pudeur, l’effronterie, l’humour et la liberté de l’autre, eh !

cinq sacs de déchets de construction, un fauteuil à bascule, une colonie de fourmis coupeuses de feuilles, des palettes de bois, une malle-cantine, des orties et des pâquerettes, un sommier à ressorts, six pots de peinture, un jerrycan d’essence crevé, une calebasse de vin de palme trouée, une machine à écrire, une salamandre, les squelettes d’un phonographe et d’une radio à lampes, deux chaises à trois pieds, un vieux matelas pisseux et une brouette de bois (rongée par le jus du fumier), un bouquet de boutons-d’or, une lessiveuse toute rouillée, une passoire, un gaufrier, une batterie de tracteur, un chaise de dentiste (et

sa fraiseuses à pédale), un moulin à café, un crapaud rouge, une cuisinière à gaz sans brûleurs, des chardons et des pissenlits, un vieil écran d’ordinateur, des blocs de béton, une poussette d’enfant, un lavabo, une carcasse de vélo, un coléoptère, un vase de nuit en porcelaine, un lot d’hosties périmées, un tas de petit bois abritant un nid de vipères, quatre pneus usagés, du trèfle à quatre feuilles, des coccinelles et des libellules) (et

des feuilles, armées de pinces et de tronçonneuses, qui dévorent d’autres feuilles) ?

Perché sur une branche morte, un oiseau[6] jouera-t-il un solo de saxophone ténor[7] ?



[1] Pour une femme, être jeune ne présente pas que des avantages. Je lis sous la signature de Benoît July, relayant des propos tenus, écrit-il, chez Assuralia, la fédération professionnelle du secteur des assurances, dans un article intitulé « Haro sur les discriminations », paru dans Le Soir des samedi 25 et dimanche 26 septembre 2004 (supplément Eco) que « dans le cas de l’assurance hospitalisation, les femmes jeunes paient plus cher en raison de l’existence d’une probabilité objectivement élevée de grossesse ».

[2] - Nani wana ? Qui c’est ces mecs-là ?

- Faut d’mander à Alain Brezault, quoi !

[3] Et ne pouvant même pas se réfugier dans le hall d’entrée d’un immeuble pour se soulager à l’abri des regards.

[4] Le soir, quand les moustiques sortent, ils sont toujours armés !

[5] … dans lesquels plongent et d’où jaillissent les crocodiles (allergiques aux topinambours, aux salsifis, aux arachides et aux pois chiches) en prenant appui sur les muscles de leur queue…

[6] Une bergeronnette des ruisseaux (tsie ! tsie ! tsie !) (gérant des trafics en tous genres à l’angle de l’avenue Louis Bertrand et de la rue Fiers et) (qui mange à terre mais se perche souvent), un pic épeiche (grai ! grai ! grai !) (domicilié au dernier étage d’un prunier décharné et) (qui s’attaque aux jeunes moineaux picorant le blé fraîchement semé dans les champs et) (en dévore la cervelle), un martin-pêcheur (tiet ! tiet ! tiet !) (assis sur une chaise longue à l’ombre d’un saule pleureur ou) (creusant un couloir dans la berge), une buse (jik ! jik ! jik !) (postée sur un poteau de clôture et) (surveillant les prairies et les marais) (et les champs de mines) ?

[7] Ou sera-t-il très occupé à se saper de neuf pour conquérir une nouvelle épouse ? Et aura-t-il (le temps d’essayer ses nouvelles fringues et d’effectuer quelques retouches) perdu tout son ramage ? Et son bec deviendra-t-il plus grand et plus coloré ?