samedi 1 mai 2010

Les contes d'apnée - Ma femme mariée avait le cancer du cul

Didier de Lannoy
Contes d'apnée

histoires courtes, scraboutchées sur une musique débranchée de Thelonious Sphere Monk (j’ai toujours voulu écrire comme Thelonious Monk !), de Fela Anikulapo Kuti, de Luambo Makiadi, d’Isaac Muzekiwa (à la Samba !) (vers 5 heures du matin !) ou d’Abdullah Ibrahim, qui se veulent drôles (mais ne font rire personne), érotiques (mais ne font jouir personne), politiques (mais ne changent la vie de personne), insensés (mais ne font perdre la tête à personne) et cruels (mais ne troublent le sommeil de personne)
2003-2005
Extraits - En vrac


Ma femme mariée avait le cancer du cul


(050316)


J’é

marge.

- Mais qu’est-ce qu’on attend ?

Tous les jours de la semaine, j’émar-

- Qu’attend-on pour les mettre au travail, ces gens-là, non ?

ge.

Même le samedi avant midi et

le dimanche entier et

- Quand je me réveille vers onze heures, je suis complètement épuisé d’avoir dormi tellement longtemps !

tout le lundi et tout le vendredi et tout le mardi et tout le jeudi et

- Et je me demande quel jour de la semaine on est ! Et quelle date du mois[1] !

même à l’heure des matines, des laudes, de l’angélus (matin, midi et soir), des vêpres, des complies ou du salut et

- Et quelle heure du jour ! Et quelle année de la vie !

même en juillet et en août (et

même à la mer et à la campagne) et

- Depuis que j’émarge, je n’ai plus jamais eu congé !

même à Pâques et à Noël et

- Depuis que j’émarge, je n’ai plus jamais pu prendre de vacances !

même la journée du mercredi et l’après-midi du samedi.

J’é-

marge.

J’achève d’user de très vieux vêtements qui datent de la deuxième moitié du XXème siècle, à l'époque où j’avais du pognon (je n’avais pas encore été licencié

- Vous avez une heure pour rassembler vos affaires, vider votre bureau et remettre votre badge d’entrée au concierge de l’immeuble !

ou exclu du chômage). Je

n’achète pas de timbres et je n’écris à personne. Je

règle difficilement mes notes d’eau, de gaz et d’électricité (rangées dans des boîtes à chaussures). Je

n’ai plus de téléphone. Je

- On m’a coupé la ligne depuis longtemps ! Je ne pouvais plus payer la facture !

ne reçois aucun courrier (je

bourre ma boîte aux lettres de journaux, de papier hygiénique, de revues de cul et de bulletins paroissiaux roulés en boule) sauf les avis de passage, mises en demeure et exploits d’huissier. J’é

marge. Je

ne glisse plus de contes d’ap-

née dans la boîte aux lettres de Lûûn et dans le soutien-gorge des dames ou dans la culotte des hommes. Je

vis en cage dans un clapier du boulevard Mettewie ou de la chaussée de Ninove. Au dernier

- Avec un ascenseur qui ressemble à un monte-charge !

étage. Retranché.

J’ai cassé

- J’ai encore ma gamelle de l’armée !

mes assiettes et brisé

- et le gobelet d’argent que ma marraine m’avait offert pour ma communion !

mes verres. Et

ne laisse plus personne rentrer chez moi. J’é-

- mais je n’ai plus aucun ami d’enfance ! ni du catéchisme, ni de la cour de récréation, ni du bollewinkel, ni du régiment !

vite de rencontrer Chalabert (d’humeur triste et capricieuse) et son furet de compagnie (alcoolique et sarcastique) et

le prince charmant et le vase de Soissons et

Olim Kordic et Chico Ikondo et

Maryem et

le concierge de l’immeuble, les flics, l’assistante sociale, les colporteurs, les évangélistes et les autres locataires (d’en haut, d’en bas, de face et de profil) bruyants et bagarreurs.

J’é

marge.

Je ne fais plus mes emplettes au GB ou au Carrefour ou au Spar ou au Colruyt ou au Cora ou à Intermarché ou à Macro ou chez Van Den Steen ou chez Delhaize (packs de Leffe brune, vodka Wyborowa Apple, bouteilles de Vittel ou de Spa, frites Tradition McCain, jambonneau Marcassou, steak d’autruche ou de bison ou de kangourou, bisque de homard, maatjes, pintadeaux, beurre de ferme salé, fromage de Chimay, saucisse de Toulouse, poulet fermier Loué, œufs Colombus, cassoulet William Saurin, cartouches de cigarettes Camel, dentifrice Colgate, savon de lessive Dreft)[2]. Je

n’achète plus de produits de marque. Je

remplace le papier cul par du papier journal. Je

- J’en rajoute, peut-être ?

cours les promos de Lidl ou d’Aldi (pommes de terre, margarine, sel, sucre, pâtes, riz, lardons, boudin blanc sous plastique, boîtes de tomates, sardines, salami, tranches de gouda et pain bimbo pour les croques, savon, allumettes et autres produits de première nécessité) (horloge murale à quartz, poêle émaillée, cutter, gants de jardinage, tuyau d’arrosage, scie d’élagage, tapis de voiture, pantoufles, nettoyant WC, set de tenailles, assortiment de bougies, lingettes imprégnées pour bébé, slips cyclistes perméables à l’air) (garantissant une aération optimale) et j'achète (5 tiges !) mes clopes[3] à

- Ça en jette, non ?

la tige et (2 tranches seulement !) ma pastèque à

- Je prends plaisir à détester les gens et à m’apitoyer sur mon sort, oui ?

la tranche et mes merguez (donnez m’en trois !) à la pièce dans un petit commerce du quartier. Je

- Mais jamais je ne fréquenterai les banques alimentaires et les restos du cœur ! J’ai quand même fait ma communion solennelle et mon service militaire ! J’ai encore ma dignité, quoi !

me prépare des patates bouillies aux œufs bouillis, aux oignons bouillis et aux haricots verts bouillis (avec de l’huile de soja bouillie et du vinaigre blanc bouilli). Ou un spaghetti bolognaise (bouilli) avec du hachis de porc et de bœuf en vente rapide (bouillis).

A la fin du mois, quand il ne me reste plus que quelques poussières dans les poches, je

déjeune à l’étalage (un croissant, des bananes, un yaourt, quelques cerises, une botte de radis, une pomme) dans les rayons d’alimentation d’un self-service du quartier et je

ne prends plus de médicaments et je

ne vais plus chez le médecin et je

néglige d’honorer mes rendez-vous chez l'oculiste et je

- J’ai raté tellement de rendez-vous que je n’ose plus en prendre !

renonce à porter des lunettes et je

retarde le moment de me faire arracher les dents et d’acheter un sonotone et je

- Depuis que je suis sourd, plus personne ne m’écoute !

me lave les cheveux et je

me rase la barbe avec un pain de savon pour la lessive.

J’é

marge.

Je nais, je vis et je décède dans ma ville natale.

Comme une sardine qui ne sort plus de sa boîte[4]. Comme un saumon qui ne voyage jamais. J’é

marge. Je n’arrête pas de me déplacer et mes chaussures prennent l’eau.

Je nie. J’oublie. J’écrase. Je

me soustrais. Je

- C’est todi les ptis qu’on sprotche !

m’étrécis. Je

me retiens de respirer. Je m’allonge sur un banc et je

m’endors. J’é

marge.

Ma femme mariée est morte. Elle souffrait d’un grave cancer du cul et était devenue très acariâtre. Je lui avais promis de la faire soigner dans une institution hospitalière laïque. A Erasme[5] ou à Bordet. Mais je n’ai pas pu tenir mes engagements.

J’é

marge au budget du Centre Public d’Aide Sociale de ma commune. Je suis allocataire social. Je suis minimexé, quoi ![6]. Mais je vis encore, bordel ? et

- Ça va fienter !

je vote pour la Légion, la Milice, le Bloc, le Belang, la Ligue ou le Front ? et

je joue régulièrement au loto ? et

j’achète chaque semaine mes billets à gratter ? et

je continue de fumer mes cinq clopes[7] par soirée ? et de boire mes douze grandes bouteilles de Jupiler ? et de

- Tous les jours, je rentre du bistrot vers quatre heures du matin ! Complètement bourré ! Et plus la cabine de l’ascenseur monte, moins j’arrive à se retenir ! Et je suis bien obligé de me soulager sur place !

pisser ? et de dégueuler dans l’ascenseur de l’immeuble ? et de bouter le feu aux poubelles (remplies de papiers gras ? et de bonbonnes de spray) en y jetant des mégots ? et de jalouser ma voisine de palier (ambrée, rigolarde, incisive et ? portant un tatouage sur l’avant-bras et ? des taches d’encre ou de couleur sur la pulpe de ses pouces et ? dont on raconte qu’elle s’envoie bruyamment en l’air avec tout plein d’amants

- Noirs comme le café torréfié, Jaunes comme le beurre de ferme salé et Rouges comme la gelée de groseilles de la Mère-grand du Petit chaperon rouge (aux chaussures assorties) !

de toutes les couleurs du drapeau belge[8] ? et

du drapeau allemand ? et

du petit-déjeuner ? et

- Une mangeuse d’hommes ! une voleuse de santé ! une apostate ! une poufiasse ! une œcuménique ! une salope ! une cosmopolite ! une bordelle ! une communiste !

qui, depuis peu

- Je commence à lui faire peur ?

est constamment escortée, surveillée ? et tractée par un affreux pitbull[9] au nez vert et aux yeux rouges) ? et

de suivre à la télévision les matchs de coupe d’Europe de football ? et

les grandes caravanes publicitaires du Pape aphone ? et agonisant (les yeux embués de larmes) (le visage grimaçant), cabotin ? et exhibitionniste, qui moribonde sur scène devant les caméras de télévision du monde entier (batteries de projecteurs éclairant la foule en émoi) (déluge de décibels ? et de lumière) ? et

- urbi et orbi !

les étapes de montagne du Tour de France (je

n’oublie jamais de régler ma redevance à Brutele.be) (eh !) ?



[1] Quel tantième du mois tenons-nous ? me recommandait de dire un vieil instituteur. C’était à l’école primaire. Je croyais encore ce que les connards me disaient. J’avais plein d’avenir devant moi.

[2] L’exposition à la vue de tout le monde (dans les rues et les bus et les métros et les écoles et les hôpitaux et les stades de tout le monde et) (sur les maillots des joueurs de football et des coureurs cyclistes et en dessous des plaques indicatrices de noms de rues et) (et bientôt sur les bulletins de vote de tout le monde ?) (dans les pages de publicité de la télé, les encarts des journaux, dans les pochettes-surprises et sur les folders publicitaires jetés d’autorité à l’intérieur de la boîte aux lettres de tout le monde et) (au cinéma et sur internet, etc), sans l’autorisation de tout le monde, de noms de marques et d’enseignes voyantes et tapageuses constitue une atteinte à la liberté de tout le monde, non ? Ils envahissent avec insolence nos espaces publics et pénètrent par effraction dans nos espaces personnels, non ? Et ça caracole sous nos fenêtres et ça tambourine sur nos portes et ça tapine sur nos trottoirs, non ? Que les voleurs d’espace ne prétendent pas au respect de leurs droits intellectuels ou de leur vie privée !

- Légitime défense ?

- Devoir de résistance !

[3] L’arthrite ne me permet même plus de les rouler ?

[4] Les sardines en boîte bonifient en vieillissant ?

[5] Des vautours rôdaient autour de l’hôpital !

[6] En français « tout frais chié », on dira que je suis bénéficiaire du R.M.I., non ?

[7] Fumer est aussi un acte de résistance, non ? Et ne dit-on pas que l’acide nicotinique favorise le bon cholestérol, oui ?

[8] Un corbillard, une ambulance ? et une autopompe (dans l’ordre).

[9] Mâchant du chewing-gum à la menthe ? et tirant de grands coups sur sa laisse ? et manquant déséquilibrer sa maîtresse.