samedi 1 mai 2010

Les contes d'apnée - On a entendu trois détonations

Didier de Lannoy
Contes d'apnée

histoires courtes, scraboutchées sur une musique débranchée de Thelonious Sphere Monk (j’ai toujours voulu écrire comme Thelonious Monk !), de Fela Anikulapo Kuti, de Luambo Makiadi, d’Isaac Muzekiwa (à la Samba !) (vers 5 heures du matin !) ou d’Abdullah Ibrahim, qui se veulent drôles (mais ne font rire personne), érotiques (mais ne font jouir personne), politiques (mais ne changent la vie de personne), insensés (mais ne font perdre la tête à personne) et cruels (mais ne troublent le sommeil de personne)
2003-2005
Extraits - En vrac



On a entendu trois détonations


(050310)


Des colporteurs ou des é-

vangélistes, avec plein de prospectus dans les poches, pen-

sait-on, pous-

saient sur toutes les boutons de son-

- Ctrl-Alt-Delete !

nette d’un immeuble d’appartements sociaux du boulevard Mettewie ou de la chaussée de Ninove en même

temps. Plusieurs fois par jour. Depuis plus d’une semaine. Et même

le soir. Et même

après dix heures. Et même

après onze heures. Et même

aux environs de mi-

- Avant-hier encore, je sortais téléphoner à mon petit-fils et à ma petite belle-fille dans une cabine publique toute proche lorsque j’ai vu deux personnes traînasser dans la pièce d’entrée, témoigne une habitante[1] de l’immeuble. Un homme et une femme. Ils allaient et ils venaient. Ils hésitaient. Ils me tournaient délibérément le dos. Ils faisaient semblant de relever les noms des résidents.

nuit. Sans doute tentaient-ils de voler le courrier bancaire et les chèques circulaires[2] que le facteur venait de déposer dans les boîtes aux lettres ? Sans doute essayaient-ils de se faire ouvrir la porte d’entrée ? Sans doute tentaient-ils d’avoir accès aux ascenseurs et aux appartements ? Sans doute voulaient-ils établir un contact direct avec leur public-cible ? Sans doute observaient-ils leurs victimes potentielles (en sélectionnant celles qui leur paraissaient porter les plus longs manteaux d’astrakan noir, les stetsons aux plus larges bords et

les bijoux les plus brillants) ? Et

- Mais peut-être souffraient-ils d’une crise de cystite aiguë, non ? Et ne pouvaient-ils plus se retenir, non ? Et pensaient-ils pouvoir se soulager dans le hall à l’abri du regard des passants, non ? Et craignaient-ils d’être surpris par le syndic ou son épouse, non ?

sans doute, parvenaient-ils finalement à s’introduire dans le bâtiment alors qu’une résidente en sortait pour téléphoner à sa famille dans une cabine téléphonique toute proche ?

Hier soir, un locataire du troisième étage, ancien militaire, aujourd’hui retraité et reconverti dans la vigilance citoyenne[3], poitrail recouvert de médailles et béret au front, fusil en bandoulière et chapeau à plume sur le crâne, s’est décidé à aller voir ce qui se passait. Grin-

cement de la serrure. Cla-

quement de la porte qui se referme. Dé-

clic de la minuterie. Grom-

mellement de l’ascenseur qui se met subitement en marche.

Le locataire du troisième (quatrième porte à droite) a donc pris sa vieille pétoire et sa batte de base-ball. Et s’est fait accompagner par le chien d’une voisine de palier (première porte à gauche), un pitbull[4] au nez vert et

- Pigeon ! Pigeon ! Pigeon !

aux yeux rouges (anxieux, couard et renfrogné).

- On a entendu trois détonations ! Et les hurlements déchirants d’un chien mortellement blessé ! Ensuite, on a vu un homme courir à toutes jambes dans la rue, portant un attaché-case à bout de bras, suivi par une femme enfourchant un vélo sans pneus ! témoigne une habitante de l’immeuble devant les flics, les curieux et (les perches et

- D’abord j’ai cru entendre des planches tomber dans le couloir…

les micros se tendant) (les caméras s’allumant) les journalistes. Et

court-elle, éblouie par les flashes, tourneboulée, resplendissante, exaltée, radieuse et

- N’oublie pas de regarder les infos à la télé !

accomplie raconter toute l’histoire à son petit-fils et

- Sur RTL-TVI, Télé Bruxelles, TV-Brussel ou AB3 ! Je ne sais plus, moi ! Je n’ai pas vraiment fait attention ! Il faut comprendre mon émotion ! Je n’ai jamais eu ma photo dans aucun journal ! Et c’est bien la toute première fois que je passe à la télévision !

à sa petite belle-fille dans une cabine téléphonique des environs.



[1] D’un âge avancé (prise de frénésie !) et à la permanente violette (trépignant et sautillant sur place !).

[2] Emis par l’Office National des Vacances Annuelles (ONVA)

[3] Royaliste, atlantiste et papiste.

[4] Mâchant du chewing-gum à la menthe. Tirant de grands coups sur sa laisse et manquant déséquilibrer l’ami de l’ordre public et des bonnes moeurs (rapporteur avisé des faits suspects commis par des créatures nuisibles et de gestes déplacés accomplis par des êtres malfaisants) qui l’avait pris en location pour effectuer sa ronde.