samedi 1 mai 2010

Les contes d'apnée - Saartje Baartman

Didier de Lannoy
Contes d'apnée

histoires courtes, scraboutchées sur une musique débranchée de Thelonious Sphere Monk (j’ai toujours voulu écrire comme Thelonious Monk !), de Fela Anikulapo Kuti, de Luambo Makiadi, d’Isaac Muzekiwa (à la Samba !) (vers 5 heures du matin !) ou d’Abdullah Ibrahim, qui se veulent drôles (mais ne font rire personne), érotiques (mais ne font jouir personne), politiques (mais ne changent la vie de personne), insensés (mais ne font perdre la tête à personne) et cruels (mais ne troublent le sommeil de personne)
2003-2005
Extraits - En vrac


Saartje Baartman

à Jipéji[1]


(050523)


1789, on prend la Bastille et

au courant de la même année, dans

le sud-est de

l’Afrique du Sud, Saartje Baartman (dite aussi Sarah) naît à

Hankey, puis

quelques saisons plus tard, séduite et troublée par un chasseur de papillons exotiques ou de poissons d’aquarium, est déportée à Londres (on lui promet le mariage et l’argent, on la dope au gin et à la morphine, on l’invite à onduler de la croupe dans des fêtes foraines) (entre deux êtres humains du sexe féminin : un être humain inférieur nain et un être humain inférieur à barbe) (on la palpe, on la touche, on lui tripote les seins, on lui triture les fesses, on lui mesure les lèvres du sexe et le vagin, on la trique-nique, on la jette) où elle ne tarde pas à mourir (on lui retire ses chaussures, son scapulaire contre les fièvres et tous ses vêtements) (on la démembre, on la découpe, on la dépèce, puis

- D’abord, on lui ouvre le thorax et l’abdomen ! Et puis la boîte crânienne ! Ensuite, on lui prélève les organes !

on conserve son cerveau et

- Et le pancréas ? Et les grandes lèvres et le clitoris et le vagin et la matrice ? On a pensé au foie ? Combien pèse son cœur ? Quelles odeurs dégage-t-elle ? Lui a-t-on trouvé une âme ?

ses organes génitaux dans des bocaux et) (on l’empaille, on la taxidermise, on la naturalise, on expose son squelette au Museum d’histoire naturelle) dans une mansarde insalubre d’une maison délabrée d’une ruelle obscure d’un quartier misérable d’un vieux port à

moins de vingt-sept ans, en janvier 1816, six mois après

la fin du Congrès de Vienne.

1897, au Royaume de Belgique[2], les arrière-petits-neveux et nièces de Saartje Baartman (on les avait numérotés, on les avait baptisés à la louche et à l’arrosoir, on les avait incorporés aux troupes de conquête et d’occupation, on les avait entraînés à la répression des révoltes ouvrières et paysannes, on les avait attachés à une glèbe comme on enchaîne une chèvre à un piquet) (on les avait dépossédés, marchandisés, parcellisés, outragés, insultés, pressurés, tutoyés, chicotés, bêtifiés) (on les avait soumis aux travaux d’ordre éducatif et à l’impôt de capitation, on les avait forcés

- Bolinga, bolinga te !

à entrer dans l’économie mondiale de marché[3]) (on leur avait permis d’accéder aux saints sacrements et de chanter des cantiques[4]) (on leur avait promis une place au Paradis) (on avait coupé les mains des réfractaires) sont ex-

hi-

bés à l’exposition universelle de Tervuren (on les avait enfermés dans des enclos, on les avait zoologisés, on les avait anthropologisés, on les avait invités à manger et à enfanter et à allaiter et à se laver et à se tresser les cheveux et à s’endormir et à se réveiller en public, on les avait

- Pas de contacts directs avec la population ! Pas de nourrissage par les visiteurs !

livrés au regard des foules fauves, on avait jeté des pièces de monnaie aux jeunes enfants qui se jetaient à l’eau, s’éclaboussaient et barbotaient dans les étangs du parc, on les avait

- Défense de donner à manger aux crocodiles, aux girafes, aux éléphants et aux hippopotames ! Défense de pisser sur les plantes tropicales !

éduqués

- Ils sont nourris ! Elles sont arrosées !

à se gaver de doubles frites-mayo et à grignoter des cervelas et à groumté[5] des noejhetes et à picoler du genièvre ou du pékèt et à descendre des chopes de bière à la pression et à enfourner des sandwiches mitraillettes et à s’empiffrer de fricadelles) (croustillantes) (plongées dans un bain de friture de saindoux) (et des ballekes à la sauce tomate) (on avait enterré les réfractaires dans le cimetière des suicidés) et, près de cent cinq ans plus

tard, en

2002, toujours en

Belgique[6], les arrière-petits-enfants des arrière-petits-cousins et nièces de Saartje Baartman (dite aussi Sarah) sont ex-

- Lokuta ?

- Lokuta te !

posés à Yvoir, dans un parc animalier (on leur demande d’être les figurants de leur propre existence, on les convie à scénariser et à habiter des sketches de télé-réalité, on les félicite de s’intégrer positivement dans la société de brûlage et de cannibalisation des êtres humains inférieurs) (on les grignote, on les gobe, on les suce, on les consomme) (on les photographie, on les filme, on les interviewe, on leur fait signer des autographes, on leur tape affectueusement sur l’épaule) (on les fait jouer dans nos clubs de football, poser dans nos magazines et tapiner sur nos trottoirs) (on leur promet des contrats, on leur fait signer des accords de coopération technique et culturelle, on leur constitue une importante dette extérieure, on leur impose un programme d’ajustement structurel) (on délivre un ordre de quitter le territoire aux réfractaires).

2002, sur la côte orientale de l’Afrique

du Sud, un an après les attentats du 11 septembre, la carcasse de Saartje Baartman est enfin ra-

- Sauf le cerveau et les organes génitaux ?

patriée et

enterrée chez elle, à Hankey, tandis qu’en Allemagne, après

avoir été conservé pendant 26 ans dans du formol, le cerveau d’Ulrike Meinhof est in-

- Dans une bonbonnière, une chocolatière, un reliquaire, une petite boîte (à chaussures, à dentier ou à thé ?) ou un coffre d’or incrusté de jade ?

humé à Berlin et

que[7] Dick Cheney, l’entreprise Halliburton, ABC, Nike, Bubble Gum, John Wayne, Don Rumsfeld, Coca-Cola, Pepsi-Cola, Paul Wolfowitz, Mobil, Rambo, Chevron Texaco, Richard Perle, Microsoft, General Dynamics, CBS, Karl Rove, McDonald's, Superman, Northtrop, Business Week, Grover Norquist, Ford, General Motors, William Kristol et Lawrence F. Kaplan, Procter & Gamble, Boeing, CNN, Hughes, Condoleezza Rice, Merry Christmas (et Santa Claus), Philip Morris, Spiderman, Walt Disney, Wendy’s, Reebok, Fox, Alan Grenspan, Monsanto, Dow Chemical, Colin Powell, Revlon, Mattel, Wall Street Journal, General Electric, Kimberley-Clark, Exxon, Tarzan (et Jane), IBM, NBC, Thanksgiving, John R. Bolton, Bechtel, Wal-Mart, Batman, Anheuser-Bush, McKinsey, Burger King, Halloween, G.W. Bush, Flash Gordon et la société de sécurité Blackwater travaillant pour le compte de la C.I.A se préparent activement à libéraliser[8] l’Iraq.



[1] - Pourquoi lui ?

- Quelqu’un d’autre ?

[2] Où la Porte de Hal n’a pas encore (toujours pas ?) été prise.

[3] … comme porteurs de tipoyes, de fusils et de fardeaux (malles-cantines, vivres, couvertures, tentes et moustiquaires, quinine, pansements, alcool iodé, lampes tempête, poudre, sel, gamelles, rations, pétrole, munitions, champagne, whisky), guides, pisteurs, interprètes, coupeurs de régimes de bananes et de noix de palme, tireurs de caoutchouc et de vin de palme, bouviers, rabatteurs, pagayeurs, balayeurs, cuisiniers, lavandiers, repiqueurs de plants de paspalum, sentinelles et creuseurs de fosses septiques dans les quartiers réservés des Bulankos (qui ne manquaient pas de faire cadeau d’un vélo, d’une machine à coudre à pédalier ou même d’un gramophone ou à leurs travailleurs méritants, après plus de vingt ans de bons et loyaux services !), caporaux et soldats, gardiens de cachots, musiciens d’hôtels, cireurs de chaussures, chefs médaillés, indicateurs de l’administration du territoire, travailleurs des missions ou des plantations, cantonniers, magasiniers de comptoirs et d’entrepôts, dockers, maçons, menuisiers, ouvriers d’usines, chauffeurs de camions, pompistes, mineurs, plantons, commis aux écritures, préposés au classement, dactylographes, brancardiers, assistants médicaux, sacristains et gitons… comme couturières, lavandières, brodeuses de nappes d’autel, repasseuses de soutanes et de chasubles, porteuses d’eau, mères de familles nombreuses (la colonie a besoin de bras !), nourrices, gardes d’enfants, préposées à la couche et à la popote des soldats de la Force Publique en opération de maintien de l’ordre dans les villages et les camps de travailleurs, femmes de missionnaires et d’agents territoriaux en tournée d’inspection dans les postes et les paroisses, masoeurs, monitrices d’écoles professionnelles pour jeunes filles à marier (on y enseigne la foi chrétienne, les bonnes manières et le maintien, l’élevage des poules et des lapins, la puériculture, le catéchisme, la broderie, le tricot, le crochet, le ravaudage des chaussettes, le récurage des casseroles, le cirage des parquets, la primauté de l’épluchage des pommes de terre sur le pilage des feuilles de manioc et différents autres cours d’économie domestique, politique et potagère), filles de salles, aides-soignantes, cueilleuses de café et de coton, maraîchères, égraineuses, équeuteuses, évideuses, vendeuses de légumes au marché, serveuses, caissières, tenancières de ngandas, ndumbas et ménagères…

[4] A la plus grande gloire de Marie l’infibulée ! Et du roi visionnaire qui s’était approprié les peuples (et le sol et le sous-sol) de la vallée du fleuve Congo ! Et de l’intrépide commandant Dhanis et du brave sergent De Bruyne et de l’héroïque lieutenant de Heusch (qui « était connu comme le plus endiablé des casse-cou ») (rapporte Sidney Langford Hinde dans « The Fall of the Congo Arabs ») ! Et du vaillant lieutenant Thieffry et de « l’excellent pilote Roger » et de « l’habile mécanicien De Bruycker » (ainsi qualifiés par Albert Premier dans une préface aà l’ouvrage du premier cité) (ouvrage, intitulé « En avion de Bruxelles au Congo Belge » et sous-titré « Histoire de la première liaison aérienne entre la Belgique et sa colonie », publié par H. et M. Schaumans, imprimeurs-éditeurs à Saint-Gilles, en 1926) !

[5] - Liégisme ! me dit Henri Jouant. Mais sans r ! En wallon, il n’y a pas de r !

(Et Didier Beaufort conteste) (jamais entendu ça à Jupille !) (tandis que Jean-Pierre Jacquemin, en tant que Gaumais, s’abstient) (dat bestaat niet !) (mais tient cependant, en tant qu’ancien romaniste de l’UCL et professeur de littérature francophone africaine, à apporter sa modeste contribution au débat) (mordicus !) (en produisant l’éclaircissement décisif ci-après :) (« nt » peut-être, « mt » jamais !) (d’aucune manière ?) (en aucune circonstance !) (et ne propose pas de soumettre la question à l’arbitrage d’André Stas) (en tant que qui ?).

- Même que ça figure sur Internet ! insiste Henri di Lîdge. T’as qu’à te faire un google et tu verras bien que j’ai raison ! Nenni ?

- Oufti !

- E qwè, j’aveu réson ! Standard champiiioooon !

[6] La Porte de Hal ne sera jamais prise par personne ? Faut-il se faire une raison ?

Les prisons de la Belgique tintiniste sont surpeuplées (Forest, Saint-Gilles, etc). L’Etat fédéral fait construire des camps de concentration et/ou de déportation dont il est impossible de s’évader (Vottem, Steenokkerzeel, etc), de nouvelles prisons à sécurité renforcée (Andenne, Ittre, etc), des palais de justice transparents (Anvers, Arlon, etc) et des commissariats de police accueillants.

Peut-on définir ou caractériser une société à travers les ouvrages qu’elle édifie (les Pyramides du Soudan et du Guatemala, les abris antiatomiques, les parkings d’hypermarchés, les Twin Towers, la Grande Bibliothèque de François Mitterrand, le tunnel sous la Manche, la basilique Sainte-Sophie et la mosquée Süleymaniye, la grande muraille de Chine, le Mur qui coupe Berlin en deux et celui qui étrangle la Palestine et l’enferme dans un ghetto, l’Estadio da Luz à Lisbonne, l’aquarium de Valencia, les Quicks et les MacDonalds, les puits de pétrole du Venezuela et de l’Arabie Saoudite, les barrages d’Assouan et d’Inga, etc) ? Quelle société de sinistres ghettos barbelés et de splendides quartiers retranchés (reliés entre eux par des corridors sécurisés) (clôtures électriques, caméras de surveillance, fouilles corporelles, détecteurs de pulsations cardiaques) nous prépare-t-on ?

[7] Je crois en la guerre en Iraq et je suis fier (ô nation sous la protection de Dieu !) de l’Amérique !

[8] S’approprier les ressources pétrolières, marchandiser le travail, propager la civilisation du pop-corn, du base-ball, du hamburger et de la boisson à base de noix de cola (et répandre la parole du Seigneur, quoi !), créer l’insécurité sociale, piller les sites archéologiques, promouvoir le modèle américain de démocratie mondiale (un dollar égale une voix, quoi !), imposer les semences génétiquement modifiées, ouvrir le marché (comme on lâche ses chiens d’attaque, quoi !).