samedi 1 mai 2010

Les contes d'apnée - Des croissants au beurre et des brochettes de tripes

Didier de Lannoy
Contes d'apnée

histoires courtes, scraboutchées sur une musique débranchée de Thelonious Sphere Monk (j’ai toujours voulu écrire comme Thelonious Monk !), de Fela Anikulapo Kuti, de Luambo Makiadi, d’Isaac Muzekiwa (à la Samba !) (vers 5 heures du matin !) ou d’Abdullah Ibrahim, qui se veulent drôles (mais ne font rire personne), érotiques (mais ne font jouir personne), politiques (mais ne changent la vie de personne), insensés (mais ne font perdre la tête à personne) et cruels (mais ne troublent le sommeil de personne)
2003-2005
Extraits - En vrac

Des croissants au beurre et des brochettes de tripes

(050306)

A 10:01, l’ex-père Joseph, mieux connu sous nom de Verdomme, missionnaire d’Afrique[1] saint-gillois[2] à la retraite, quittera son home de vieux natifs, belgo-belges, incontinents[3] et prostateux, égrotants et rancis (ou carrément grabataires), pour

se rendre en clo-

pi-

nant chez

un boulanger-pâtissier du bas de la rue Jourdan (à proximité du Parvis) ou du bas de la chaussée de Waterloo (près de la Porte de Hal) et

tailler bavette

avec la jeune et jolie vendeuse de miches et

acheter des croissants au beurre et

- Bien chauds !

tailler bavette

avec la jeune et jolie vendeuse de miches[4] et

acheter des botocoins ou des mikate

- Bien croustillants ! Godverdomme !

à une marchande de rue de Yolo-Nord (officiant à l’intersection de Kapella et de Kimuenza) (près de la Frontière) (en face du Self Control et/ou de Maître Taureau) ou de Matonge (siégeant à côté du Kadioka ou du Palmarès ou du Djakarta) ou d’Atikume ou de Bé-Klikamé (ayant installé son petit commerce sur un tabouret de bois) (à côté du rail) (devant une grande bassine en émail à fleurs rouges sur fond bleu) ou de Bagbe-Douane (près du barrage routier) (à côté du poste de contrôle)

ou des mapa ya nzela

ou des œufs durs avec du pili-pili poussière trop salé

ou une portion de makayabo ou une morceau de chèvre (choisi par le client) (découpé et grillé devant lui) ou un sakombi de ngubas

ou des aspirines pour desoûler

ou des brochettes de chenilles et de sauterelles ou de tripes de mouton ou de gros colimaçons.

A 10:07, l’ex-père Joseph glissera sur une merde de coyote ou d’hippopotame[5]. et fera une chute crapuleuse sur le trottoir (au carrefour formé par la rue de la Victoire et la rue de l’Hôtel des Monnaies). Il se blessera gravement à la tête et sera transporté en ambulance au CHU de Tokoin ou à l’hôpital général de Kinshasa où il arrivera

à 10:25 et où il décèdera

à 10:39 dans

un couloir, à même un

brancard.

Ainsi donc, l’ex-père Joseph sera-t-il mort sans avoir eu le temps de prendre un dernier petit-déjeuner.

Ses anciens catéchumènes, élèves, disciples, gitons, travailleurs de la mission et fidèles paroissiens se réuniront tous les matins et/ou tous les midis et/ou tous les soirs, comme de coutume

chez Fabrice et Hakim (au service) et Bart (au management) et Aziz (à la cuisine) à la Brasserie de l’Union (qu’on appelle aussi le Bar de l’Union) (à Saint-Gilles).

Et/ou chez Maman Ekila (dite Mamène) (à la Gombe).

Et/ou aux brochettes de la capitale (chez Akolivi et frères) (à Abobokomé) (le quartier des escargots).

Et commenteront ainsi, douloureusement, l’événement.

- Il aurait quand même pu prendre un taxi collectif ou un zémidjan pour aller chercher ses croissants, l’ex-père Joseph !

- Ou ses mikate ou ses botocoins !

- Chauds et croustillants !

- Effectivement, quand on est défroqué ou retraité, complètement chauve (avec des toiles d’araignée dans les trous du nez, du cul et des oreilles), sourd, myope, ridé, désabusé, insomniaque, mal alimenté, en situation de décrochage pastoral, interdit de cafés, ayant le sentiment de ne plus être chez lui nulle part (ni en Afrique, ni en Europe) (ni à l’église, ni au bistrot), dispensé de contrôle technique, rassis, craquelé, désillusionné, poussiéreux, autiste, exonéré d’impôts, en retard de vaccination antirabique, désenchanté et décati, impliqué dans une affaire d’atteinte aux bonnes mœurs (détention de photos pornographiques), il n’est pas indiqué d’aller chez le boulanger à pied.

- N’aurait-il pas pu se faire accompagner par un ange simplement domestique, l’ex-père Joseph ?

- N’aurait-il pas pu se faire livrer ses croissants à domicile, l’ex-père Joseph ?

- Ou ses mikate ou ses botocoins ?

- Et ses prostituées poignantes de la rue de la Victoire ? Et son confesseur de péchés mortels de l’église de la rue de la Source ?

- Chauds et croustillants ?

Mais voilà que trois jours après avoir été transféré au service médicolégal de l’hôpital général de Kinshasa ou du CHU de Tokoin, l’ex-père Joseph ressuscite-

- Godverdomme ! Qu’est-ce que je fous ici ?

ra et sorti-

- Verdomme !

ra en titubant du camion frigorifique dans lequel on l’au-

- Domme !

ra entreposé et grommelle

- Je suis complètement dans le gaz !

ra qu’il a froid et se rappelle

- Boy ! Chauffeur ! Sentinelle ! Cantonnier ! Sacristain !

ra ne pas avoir pris son petit-déjeuner et demande

- Yo, yaka awa ! Tu ne peux pas répondre quand on t’appelle, non ?

ra (au croque-mort, à l’exorciste, à l’enquêteur de l’Institut national de Statistiques, au contrôleur des Contributions, au brancardier et à la psychologue commis à sa garde) (portant des gilets pare-balles et des vestes fluos) qu’on lui serve rapidement

- Des croissants au beurre !

- Bien chauds, patron ?

- Bien chauds, Verdomme ! Et des brochettes de sauterelles, de tripes et d’escargots !

- Bien grillées, patron ?

- Biens grillées, Verdomme ! Et des mikate ou des botocoins !

- Bien croustillants, patron ?

- Bien croustillants, Verdomme ! Et une bière brune !

- Bien tapée, patron ?

- Nom di djû !

une petite collation. Et, aussitôt après sa résur-

rection, se découvrira-t-il

- Potferdek !

une nouvelle érection et s’imaginera-t-il pouvoir reprendre du service colonial et cherchera-t-il à se faire engager (en faisant valoir sa longue expérience de l’Awooyo de Lomé ou de la Tembo de Kolwezi et) (celle que préférait Mobutu !) (son aptitude à manger des brochettes de sauterelles de Kenge ou d’Assanhou et) (ses relations anciennes avec des vendeuses de beignets de Mbandaka ou de Glidji) comme chef d’un projet de coopération bilatérale ou multilatérale, expert senior de la FAO ou cadre expatrié d’une multinationale de l’agroalimentaire dans

- Les médecins de bonnes vie et moeurs ne recommandent-ils pas aux gens de bonne race et de bonne religion de prendre un petit-déjeuner complet (nom di djû !) tous les matins, non ? Avant de partir à l’école, à l’usine, à la guerre ou au bureau, non ? Avec des croissants croustillants (nom di djû !) et une boisson chaude et sucrée, non ?

une plantation de thé du Bengale occidental ? Ou une plantation de café du Kivu ? Ou une plantation de canne à sucre de l’Etat de Sao Paulo ?

- Godferdoem, je vous l’ai toujours dit, les pays de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord et ceux de la Tricontinentale sont absolument complémentaires ! La Divine Providence l’a voulu ainsi ! Eux produisent, nous consommons !



[1] … ayant « oeuvré » au Congo ou au Togo… devenu disciple d’Althusser, il ne savait plus vraiment…

- D’Alzheimer, bitard !

[2] Ou schaerbeekois ? Entreposé dans un mouroir pour ex-pères jésuites frappés d’obsolescence, rue Gaucheret (à sens unique, près de la gare du Nord, parallèle à la rue d’Aerschot mais de l’autre côté du rail, pas loin de l’ex-Wangata et de l’ex-Horoscope), en face de chez Monique, Ozdemir et Antoinette (une rue plutôt paisible, mis à part un fratricide et quelques voitures incendiées) ?

[3] Pissant sur leur pantalon élimé ou leur soutane trouée (souillée de chique, de jaune d’œuf et d’huile de graissage). Et s’essuyant les mains dans leur barbe.

[4] Venez à moi les petits enfants ! Venez chercher des bonbons dans les poches de ma soutane !

[5] Ou aurait-il été mordu jusqu’à l’os par un cheval qui avait attrapé la rage (car il ne supportait plus qu’on lui asperge les oreilles et les naseaux !) (d’eau bénite !) (à coups de goupillon !) ?