samedi 1 mai 2010

Les contes d'apnée - Les morpions de votre madame

Didier de Lannoy
Contes d'apnée

histoires courtes, scraboutchées sur une musique débranchée de Thelonious Sphere Monk (j’ai toujours voulu écrire comme Thelonious Monk !), de Fela Anikulapo Kuti, de Luambo Makiadi, d’Isaac Muzekiwa (à la Samba !) (vers 5 heures du matin !) ou d’Abdullah Ibrahim, qui se veulent drôles (mais ne font rire personne), érotiques (mais ne font jouir personne), politiques (mais ne changent la vie de personne), insensés (mais ne font perdre la tête à personne) et cruels (mais ne troublent le sommeil de personne)
2003-2005
Extraits - En vrac

Les morpions de votre madame

(050206)

C’est la demi-

- de onze heures trente et une à treize heures cinquante-neuf, non ?

heure de pause. Et voilà que je me rends au bureau de poste de la chaussée d’Ixelles pour y déposer (presque en retard) ma déclaration d’impôts de l’année 2003 (exercice 2002) et voilà que, sur mon chemin, près de la pharmacie, je rencontre ma grande fille Hortense (presque en instance de divorce[1]) et voilà que, ému ou distrait, je glis-

se sur un dégueulis de chien ou sur une bouse d’i-

- Avenue de la Toison d’Or ! Sans crottoirs ! Ni fontaines publiques ! Ni même un paillasson de gazon synthétique !

vrogne. Et voilà que j’em-

peste. Et voilà que je ne dispose même pas d’un peigne de poche, d’un coupe-ongles, d’un cure-dents, d’une brosse à cheveux, d’un vieux clou rouillé ou d’une pince à linge en bois (avec ressort en fil de fer), d’un œuf à repriser ou d’un dé à coudre

- Pour faire quoi ?

pour nettoyer les semelles de mes chaus-

sures et que me retrouve de très méchante humeur et que j’en-

- Bisque, bisque, rage ! Contretemps et déconvenue ! Surmontons cette pénible épreuve que le Seigneur tout puissant et le grand capital international nous imposent !

treprends de conjurer le mauvais sort et que je renonce à boire une Affligem à la Brasserie de l’Union (avec Jan et Brecht et

- Et Kathy[2] ? On la sort de sa déprime ? On la remet en selle ? On arrose ses plantes ? On rebranche ses compteurs (d’eau, de terre, de feu, d’air) (de gaz et d’électricité)[3]? On l’amène au Bar de l’Union ?

Henri et l’autre Didier) et que je décide d’aller salonner chez ma coiffeuse habituelle de la rue Ma-

libran, viet-

namienne[4] et qui, fort heureusement, est très enrhumée et ne re-

nifle rien et n’a aucun mouvement de recul et[5] n’é-

lève pas la voix sèche-

ment et ne me chas-

se pas de son of-

ficine sans

- C’est vous qui puez ? ne me demande-t-elle pas.

tendresse ni pitié. Et voilà que je l’invite à cou-

- La couleur aussi ?

per et à me reteindre (au yombo) le paillasson.

- C’est votre madame qui vous a refilé ses morpions ? ne s’enquiert-elle pas avec un sourire em-

- Où donc aviez-vous la tête ?

barrassé et m’offre-t-elle, quand

- Sans sucre ? Sans même un nuage de lait ?

même, une tasse de café en poudre. Et voilà que, de retour au bureau, mon chef de service exige que je lui rende des comptes et

- Vous avez pointé ?

que je justifie mon retard. Et voilà que je lui fais admirer ma nouvelle moumoute aux reflets verts-roussâtres et que je lui montre mes semelles tartinées de merde et

que je lui parle de mes morpions conjugaux et

- J’ai eu une très mauvaise journée, il ne faut surtout pas m’énerver !

que je lui raconte[6] toute l’histoire.



[1] Mais l’affaire n’était pas claire, oui ? Et, depuis lors, le couple s’est rabiboché, non ? Usque tandem (comme disait Marcus Tullius Cicero) (interpellant Lucius Sergius Catilina en plein Sénat) (et déjouant la conjuration du factieux) (et l’obligeant à quitter Rome) (et faisant exécuter ses complices) ? Un nouveau bébé serait même en chantier ? Une petite fille ?

[2] Ayant perdu l’argent qu’on lui avait donné pour faire les courses et n’osant plus rentrer à la maison.

[3] Et bien le bonjour à Monsieur Walter (celui qui habite Berchem) (dans la banlieue d’Antwerpen/Anvers) !

[4] Mais passera ses prochaines vacances à Krung-Thep (ou Bangkok, comme disent les Bulankos) ? Et les suivantes à Corfou ? Que deviendrai-je lorsque ma coiffeuse décidera de prendre sa retraite ? Quel âge prendrai-je en moins de trois mois ?

[5] … et ne me demande plus de nouvelles de Djuna et de Lianja (qui, dans un premier temps ont préféré se faire coiffer ailleurs et) (chez des mecs !) (qui, à présent, se sont achetés une tondeuse de skinhead chez Blokker ou Vanderborght et) (se rasent mutuellement devant le grand miroir de la cave-salle de bains) et…

[6] Mais en arrachant grave, comme un menteur de dents.