samedi 1 mai 2010

Les contes d'apnée - Lûûn

Didier de Lannoy
Contes d'apnée

histoires courtes, scraboutchées sur une musique débranchée de Thelonious Sphere Monk (j’ai toujours voulu écrire comme Thelonious Monk !), de Fela Anikulapo Kuti, de Luambo Makiadi, d’Isaac Muzekiwa (à la Samba !) (vers 5 heures du matin !) ou d’Abdullah Ibrahim, qui se veulent drôles (mais ne font rire personne), érotiques (mais ne font jouir personne), politiques (mais ne changent la vie de personne), insensés (mais ne font perdre la tête à personne) et cruels (mais ne troublent le sommeil de personne)
2003-2005
Extraits - En vrac


Lûûn


Lûûn a dis-

paru depuis bientôt trois jours.

On ne le voit plus nulle part. Se déplacer sur

les pelotes élastiques de ses doigts. Sans bruit. Vadrouiller dans

les jardins et sauter sur

les murets de clôture et déambuler sur

les pignons et les toits. Et dédaigner les musaraignes à cause de leur odeur musquée. Et bondir sur

l’appui de fenêtre de la chambre de Djuna.

Miauler. Emettre des phéromones. Baliser un territoire. Patienter.

Et se glisser à

l’intérieur de la maison par la lucarne d’une mansarde ou le sabord d’aérage des toilettes. Et arracher, emporter et dévorer (avec fureur et détermination) les morceaux d’aile de poulet ou les couennes de lard ou de jambon que Lianja subtilise à son intention.

La compagne de Lûûn est très inquiète.

- S’il vous plaît, ne tirez pas sur le linge mis à sécher, ni sur les drapeaux à prières, ni sur les rayons qui percent les nuages !

Elle se demande si Lûûn ne s’est pas introduit dans une maison de retraite en passant par l’entrée des fournisseurs. S’il

- S’il vous plaît, ne tirez pas sur les ombres !

ne s’est pas emparé d’une tranche de rôti de porc bouilli sur le plateau d’un vieillard grabataire acariâtre et incontinent. S’il n’a pas été séquestré dans un placard à balais par une garde-malade qui n’aurait pas apprécié de recevoir un coup de patte en échange d’une caresse. Si un boucher-charcutier portant un masque vert n’a pas essayé de l’attraper par la queue et de le piquer avec une seringue usagée. S’il n’a pas trouvé refuge dans un pigeonnier ou dans l’épave d’un navire coulé lors de la seconde guerre mondiale. S’il n’a pas été écrasé par un corbillard, une ambulance et une autopompe (une voiture de patrouille, une dépanneuse, un camion de déménagement, un char de l’armée américaine ou la fourgonnette d’un vendeur de soupe) (en hiver) (ou de crème glacée) (en été) ou croqué par le pitbull au nez vert et aux yeux rouges (anxieux, couard et renfrogné) d’une voisine de palier. S’il n’a pas été happé par les pales d’un hélicoptère de la police fédérale[1] ou broyé par la chaîne d’amarrage d’un bateau de pêche à la sardine en boîte. S’il n’est pas tombé du minaret d’une mosquée ou du toit d’un parking à étages en pourchassant un hibou ou une chauve-souris. S’il n’a pas été jeté du haut de la tour du beffroi d’Ypres. S’il ne gît pas au pied d’un mur, les jambes brisées et le crâne fracassé. S’il n’a pas été victime des agissements funestes d’un monstrueux pédophile psychopathe pervers[2].

La compagne de Lûûn interroge ses voisins[3] : Lûûn leur est-il apparu ? Quand l’ont-ils vu pour la dernière fois ? Dans quel état était-il ? Chaussait-il des bottes ou des sabots (ou des baskets) ? Etait-il vêtu d’un sarrau bleu, d’un melon jaune et d’un foulard rouge (à pois ou à carreaux) ?

Dix jours plus tard Lûûn (qui porte un nom différent dans chacune des parcelles de son vaste territoire et qui, là-bas et ailleurs, se fait appeler « Ici Même », « Mwana Nsuka » ou « Tambula Malembe ») effectue un come-back inattendu.

- Ou vit-il à présent ? Et quels sont ses moyens de subsistance ? S’est-il habitué à boire l’eau des corniches ? Tient-il toujours les serpents à l’écart des habitations ? Fabrique-t-il encore de l’alcool avec des tripes de pigeon pour honorer ses dieux ? Y mélange-t-il du sang de merle pour se rendre invisible ? S’est-il trouvé une nouvelle compagne ? S’amuse-t-il à lancer des crottes de lapin de grenier ou de rat de gouttière sur les parebrises des voitures en stationnement ? Pense-t-il à prendre ses médicaments tous les soirs ?

Puis disparaît à nouveau. Pour très long-

temps…

Puis réapparaît subitement

Puis dis-

paraît encore…

Puis...

On me dit que Lûûn a déménagé. Et

sa compagne aussi. Et

qu’ils ont quitté le quartier pour toujours…



[1] Traquant les dealers de Matonge

- Besoin de quelque chose ?

qui tiennent boutique à l’angle de la rue de la Paix et du Couloir de la Mort (près du nouvel appartement de Jipéji) (et aussi près d’Inzia !) (ce qui n’arrange pas Mamène !) (ni Monique et ni Germaine !) Et qu’une rafle de la police a délogés de leur point de vente habituel. Et qui se dispersent en courant dans toutes les rues du quartier.

[2] Un empoisonneur sévirait-il dans les jardins et déposerait des assiettes de conserves avariées sur les trottoirs ? Un tueur sadique égorgerait-il les chats et les chiens ? Un paladin de la liberté, héros de la prison d’Abou Ghraïb ou de la base américaine de Guantanamo, tordrait-il le cou aux pigeons ?

- Des pigeons (soviétiques ?) (islamistes ?) d’espionnage !

Un étrangleur tendrai-il des collets sur les murets de clôture, les pignons et les toits ? Un fétichiste collectionnerait-il les rubans, les lacets, les broches et les bracelets, les médaillons, les pinces et les barrettes, les dents de lait, les mèches de cheveux blonds, les scapulaires et les fétiches de la Vierge, les boucles d’oreille et les piercings, les petits chaperons rouges, les ficelles de string et les bretelles de soutien-gorge, les clochettes et les colliers anti-puces ? Un étudiant en boucherie s’entraînerait-il à la découpe ?

[3] Et madame Alice qui, tous les jours, donne à boire et à manger aux vieux chats, aux vieilles corneilles, aux vieux pigeons (chaque volatile produisant plus de 12 kilos de fientes par an !) et aux vieux rats du quartier lorsqu’ils tiennent leurs conciliabules, sur le terre-plein aménagé au centre de la place Hendrik Conscience, en dessous de l’arbre unique. Et à tous les autres oiseaux du paradis : de la noix de coco râpée (aux mésanges), des carcasses de poulet (aux corneilles, pies et geais) des pommes de terre cuites (aux moineaux) du fromage (aux grives et aux merles).