samedi 1 mai 2010

Les contes d'apnée - On m’a dit que le vie passait si vite

Didier de Lannoy
Contes d'apnée

histoires courtes, scraboutchées sur une musique débranchée de Thelonious Sphere Monk (j’ai toujours voulu écrire comme Thelonious Monk !), de Fela Anikulapo Kuti, de Luambo Makiadi, d’Isaac Muzekiwa (à la Samba !) (vers 5 heures du matin !) ou d’Abdullah Ibrahim, qui se veulent drôles (mais ne font rire personne), érotiques (mais ne font jouir personne), politiques (mais ne changent la vie de personne), insensés (mais ne font perdre la tête à personne) et cruels (mais ne troublent le sommeil de personne)
2003-2005
Extraits - En vrac


On m’a dit que le vie passait si vite


(050521)


Je viens tout juste d’avoir dix-

neuf ans.

Le boulanger « moins cher » et « bien informé » du bas de la rue Maes (à gau-

- Je connais bien vos sœurs ! Il y en a une qui habitait tout près d’ici, non ? Et qui vient de déménager, non ? Et ça ne s’est pas fait sans bagarres avec le propriétaire, non ?

che en descendant) (au coin de la rue Mali-

- Et votre mère aussi, je crois bien l’avoir déjà vue ! Souvent même ! Hier soir encore ! Elle n’avait pas trouvé de place en haut de la rue et essayait de parquer sa voiture devant mon magasin ! Une Ford Escort[1], non ?

bran) (en face de l’appartement de Papa Jean[2]) n’hésite pas à me faire crédit. Et la coiffeuse vietnamienne

aussi. Et l’épicier marocain de la place Hendrik Conscience

aussi. Et la pâtissière irakienne[3]

qui habite au deuxième étage de la maison presque en face (dont

la porte d’entrée et les châssis de fenêtres sont peints

- En bleu de lessive, non ?

en bleu de méthylène) et

qui confectionne, dans sa cuisine, des tartes au noir

- A commander la veille avant 18 heures ! Sonner au deuxième ! Livraison dans la soirée ! A domicile !

aussi.

Je voyage sur des cha-

lands. Je fais halte à proximité des é-

cluses à sas du canal de Charleroi ou du canal du Midi et

- Ou du canal de Panama ou du canal de Suez !

passe de longues heures le long des berges

le long des berges, le long des berges, le long des berges

à ne rien faire, à ne rien faire, à ne rien faire

à ne rien faire.

Accostage. Amarrage. Arrimage.

Barges tirées par des remorqueurs ou des chevaux de trait.

Roulis. Quais. Pontons. Bassins. Portes. Vannes. Maisons des éclusiers. Trains de longues péniches rouillées venant de Hollande, d’Allemagne ou de Serbie

- Ou de l’Empire du Japon ou du Royaume du Congo !

chargées de fuel, de bière ou de ciment, que quatre couturières presque centenaires (recousant des boutons de braguette et

faisant trois signes de croix pour conjurer le sort et

reprisant des chaussettes sur le pas de leur porte) (et sachant encore se servir d’un œuf en bois et d’un dé de ravaudeuse) (et faisant également de la dentelle à la main) (toujours vaillantes) n’arrêtent pas de regarder passer

passer

- Ou du Marquisat de Famenne !

passer

passer.

J’installe quatre à cinq tabourets en plastique blanc sur un chemin de halage et

je m’assieds au pied d’un frêne ou d’un peuplier et

j’achète un casier de douze grandes bouteilles de Jupiler et

quelques boîtes de jus d’orange et j’interpelle les piétons et les patineurs en ligne et les écotouristes à bicyclette[4] et

- A la bonne vôtre ! Si tout va bien, dans cinq ans, je serai heureux !

leur propose de boire un verre et

- Ça va sinon ?

j’invite les petits enfants[5] à plonger en ap-

née et je les entretiens des ap-

paritions et des dispa-

ritions de Lûûn, de l’évasion de Maryem, de la mort de Chico Ikondo (noyé dans le Lez), du grand départ dans la vie d’Olim Kordic, des vacances à la campagne de Chalabert (d’humeur triste et capricieuse) et de son furet de compagnie (alcoolique et sarcastique), du petit porteur qui se pose

- Il faisait presque nuit. La base était déjà fermée.

à Saint-Hubert et redécolle aussitôt, de l’intrusion de hackers ou de kakerlaks qui se glissent dans la maison par la cuisine, en passant par un soupirail ou en escaladant un mur situé à l’arrière et

s’approprient les rêves des gens, de la déclaration d’amour d’un prince

- Il s’était pris les pattes dans un roncier. Il jurait comme un charretier de la TEC.

charmant, de l’enquête menée en vue de retrouver un homard disparu, de l’expulsion et

de l’extinction

- La vieille était couverte de poux ! Elle n’arrosait même plus ses plantes ! Elle ne nourrissait même plus ses chats !

de la veuve d’un dernier gardien de phare à pétrole. Et j’offre des bouquets de fleurs des champs aux fiancées de militaires (en combinaison de coutil), aux veuves de marins (portant de très longues robes sévères) (taillées au sécateur dans les tentures reteintes en noir d’un ancien atelier de reproduction conjugale), les vendeuses de chaussures (en bas roses et bottes blanches) (en mini-short orange et mini-top de plastique rouge dévoilant largement un nombril piercé) (et qui se retrouvent les seins à l’air dès qu’elles lèvent les bras), les étudiantes (en chemisier de soie ou de nylon[6] sortant du pantalon), les midinettes (en pantacourt à taille basse et petite culotte de satin mauve) et les nonnettes (dissimulant leurs cheveux rêches et cassants sous un tchador de coton gris) et[7]

aux grandes sœurs préposées à la garde des petits enfants.

Je viens à peine d’avoir dix-

neuf ans.

A cet âge-là, il est important pour un bouc encore imberbe et boutonneux de se créer un territoire de chasse et d’être distingué par de jeunes et jolies biquettes au large bassin.

On apprend à exercer son pouvoir de séduction. On se profile. On frime.

- Quelquefois, il est impossible de se parquer, tellement il y a de bagnoles en double file ! On peut parfois tourner longtemps dans les rues du quartier avant de trouver une place où se garer ! On peut tourner, tourner, tourner, tourner, tourner, tourner, tourner, tourner, tourner pendant des heures, des semaines, toute une vie !

On gratte les cordes d’une guitare mal accordée. On travaille ses nageoires pectorales et dorsales. On essaie d’assurer. Mais ça réclame quand même beaucoup d’énergie.

- Je ne suis qu’au début de ma carrière…

Et ça ne marche pas toujours comme on voudrait[8].

Alors que je m’approche de la berge et que je suis sur le point d’accoster, des plantes aquatiques s’en-

- D’autres occasions viendront…

roulent autour de mes couilles et me retiennent prisonnier et

m’agrippent

m’étranglent

me mordent

me sucent

me bouffent

La mort (portant un sac jaune pisseux) et les bonheurs (en béret rouge et en chaussettes blanches) me frôlent.

Eux aussi cherchent à me sé-

duire. Et tentent d’accaparer mes pensées.

Je suis une proie : un oiseau pour le chat, une mouche pour l’araignée, un lombric pour la poule, un moustique pour l’hirondelle, un puceron pour la coccinelle, une herbe pour le ruminant, un campagnol pour le hibou, une souris promise au serpent.

- Que pouvons-nous t’offrir, bel enfant ? Un suicide au George V de Paris ou au Mamounia de Marrakech ou dans un des hôtels les plus luxueux de la Communauté de Valencia (pas loin de l’aquarium) ? Du bon argent américain poisseux de la sueur et du sang d’autrui ? Ou les faveurs tarifiées d’une danseuse brésilienne, béninoise ou libanaise ? Ou l’explosion d’un pipe-line en Iraq ou en Afghanistan ? Ou un incendie à bord d’un galion en provenance de Chine ou d’un pétrolier de Singapour en route pour Rotterdam ? Qu’est-ce qui te ferait le plus plaisir pour ton anniversaire ?

Je les écoute mais leurs voix glissent et mes oreilles ne prennent pas vraiment note.

Je chasse les importuns, les échéances, les chagrins, les bienséances et les autorités (je fais l’amour dangereusement avec Ana) (au Kilt) (à Kingabwa) (dans la chambre jaune poussin d’un hôtel de rendez-vous rose sucette qu’un citoyen colonel de la division spéciale présidentielle réserve toutes les nuits de samedi à dimanche pour s’y livrer à des exercices hebdomadaires de gymnastique sexuelle extraconjugale) (mais qu’il n’occupe jamais avant deux heures du matin et) (je m’arrange

- Il suffit[9] de toquer à la fenêtre, Papa !

avec la sentinelle de la maison de

- Tiens, voilà pour toi mon frère ! Madesu ya bana !

passe que je soudoie généreusement). Je pisse sur les arbres généalogiques, les plans de carrière et les espérances de vie et sur

- Mais j’adore les tripes de chèvre roulées à la mode congolaise (préparées par Césarine ou par Honorine) (ou par Denise, la mère-chef) et le mfumbwa à la pâte d’arachides (préparé par Anselme ou par Antoinette) !

la colonisation des taches du soleil et la traversée de l’Atlantique en rollers ou du Pacifique à dos de cheval qui me tendent les bras ou me barrent la route et je les efface radicalement de mon paysage.

- Vous me distrayez. Vous m’importunez. Votre temps n’est pas encore venu. Foutez-moi le camp ! Get out of my back !

Et les doutes et les remords

- Laissez-moi donc au moins cinq, dix ou quinze ans ! On m’a dit que le vie passait si vite ! Laissez-moi le temps de me marrer, quoi !

me laissent tranquille. Ils se retirent (mais restent à l’aff-

ût, attendent pa-

tiemment que je finisse par faire appel à leurs services, sont toujours prêts à intervenir, se planquent dans un recoin de mes oreillettes ou de mes ventricules) (comme la maladie de Chagas[10]) et ricanent.

- On finira bien par t’avoir, mec !

Disparaîtrai-je[11] lors des prochaines inondations du Maelbeek, du Schaerbeek, de l’Etterbeek ou du Molenbeek ? Repêchera-t-on une de mes jambes dans l’Escaut, à Schoonaarde ? Ou me retrouvera-t-on dans un champ d’épandage à Ramegnies-Chin, près de Tournai ? En fin de journée, tout nu, le sexe enveloppé de feuilles de maïs ? Ou dans les sables mouvants qui bordent la réserve naturelle de l’Yser à Nieuwpoort ?

Je répands du sucre (crissant sous les pas) sur le sol pour ne pas me laisser surprendre.

Je creuse de trous de mémoire et

je m’y embusque.

Je tisse des toiles d’araignée et je tends des filets de pêche pour obturer les fenêtres et attraper les hirondelles et les pipistrelles dont je me nourris goulûment.



[1] PCV 783, non ? Dont la portière avant droite a été fracturée par des gamins du quartier Malibran, non ? Ou par des envahisseurs venus de Tubize ?

[2] Le copain de Koko Anselme (rien à voir avec le compagnon de Mama Luta !) (la maman de Malou, de Cricri et de Nénette) (ni même avec le copain de Mohamed).

[3] … (dont on croyait qu’elle était portugaise) (ou turque et) (qui se disait chrétienne et) (qui souffrait d’hypertension et) (dont le linge séchait à la fenêtre et)…

[4] Et bermudas à fleurs ! Portant le casque, les gants, les coudières, les genouillères, les lunettes de soleil (ou de pluie) et la veste fluo !

[5] Tapant des mains et des pieds, sifflant et hurlant pour chasser une horde de babouins (ou des avions de guerre faisant du rase-mottes au-dessus du canal ?) qui tentaient de s’emparer de leurs paquets de chips (ou d’une boîte de céréales et de deux pots de confiture ?).

.

[6] Laissant transparaître de petits seins très durs (comme les coudes de Césarine !) et très pointus (quand elle les tend vers l’avant !).

[7] Et elles me donnent leurs instructions : Ne fume pas trop (je n’ai pas envie de gerber quand tu m’embrasses !), ne bois pas trop (je n’apprécie guère que tu dégueules quand je te fais l’amour !), ne traîne pas au bistrot (je n’aime pas que Vieux Henri me téléphone à quatre heures du matin et me demande d’embarquer à l’arrière de ma bagnole un vieux paquet de linge sale puant la pisse, la merde et le vomi !)

[8] La déprime du jeune cerf éloigné de la biche par un vieux mâle (les vieux mâles empêchant les plus jeunes de s’accoupler) ?

[9] - Mais comment…

- Kobanga te, Papa ! N’aie pas peur ! Tu frappes à la fenêtre aussitôt que la Mercedes ou la BMW du braillard klaxonne devant la barrière! Et tu ne laisses entrer le triquard qu’une petite minute après ! C’est pas plus compliqué que ça, mon frère !

[10] Que m’a transmise nuitamment (pute ou sorcière ?) la vinchuca (mouche vampire ou punaise prédatrice !) sur la route (se nourrissant de mon sang !) de montagne qui va (et chiant sur mes plaies !) de Santa Cruz à Cochabamba.

[11] Essayera-t-on de reconstituer toute ma vie ? Manquera-t-il quelques épisodes qu’on aura du mal à retrouver ?