samedi 1 mai 2010

Les contes d'apnée -

Didier de Lannoy
Contes d'apnée

histoires courtes, scraboutchées sur une musique débranchée de Thelonious Sphere Monk (j’ai toujours voulu écrire comme Thelonious Monk !), de Fela Anikulapo Kuti, de Luambo Makiadi, d’Isaac Muzekiwa (à la Samba !) (vers 5 heures du matin !) ou d’Abdullah Ibrahim, qui se veulent drôles (mais ne font rire personne), érotiques (mais ne font jouir personne), politiques (mais ne changent la vie de personne), insensés (mais ne font perdre la tête à personne) et cruels (mais ne troublent le sommeil de personne)
2003-2005
Extraits - En vrac



Un vent de panique



(050421)


Dix-huit heures vingt-neuf. Une jeune abeille

- On ne l’avait pas vue venir ! On ne l’a pas vue disparaître !

solitaire, pieds nus et en chemise de

- Elle n’était pas vraiment visible !

nuit, errait dans les rues de Bruxelles, hirsute comme

- Nous n’avons jamais pu l’identifier avec certitude ! Dès qu’on cherchait à la prendre par la taille, à lui mettre la main aux fesses et à l’embrasser sur la bouche, elle s’esquivait !

une touriste de Milwaukee ou de Ishinomaki qui ne retrouverait plus son bus climatisé et aseptisé

aux vitres fumées et blindées

et divaguerait hors de son troupeau. Dans le gaz. Hébétée. Se cognant aux murs, aux bacs à fleurs et aux sacs-poubelles. S’agrippant aux bancs et aux réverbères. Comme ivre de sèves, d’herbes, de baies, de mousses ou de champignons. Comme rongée par la rouille et le sel marin. Comme

- Excu… sez-moi de vous importuner…

sous l’emprise de médicaments. Les mouvements de ses bras et de ses jambes étaient comme

ralentis. Son babil était comme

engourdi.

Elle avait du mal à

s’exprimer. Les mots venaient à

lui manquer. Les phrases peinaient à

sortir de ses mandibules.

Elle ne chuchotait plus. Elle ne voletait plus. Elle ne butinait plus. Elle se laissait même approcher (mais ne paraissait pas en mesure de jouer de l’accordéon, d’aimer le chocolat fondant, de rouler à vélo, de réciter par cœur la recette de la tartiflette, d’effectuer une analyse de bilan ou de répondre à des questions compliquées).

Elle donnait l’impression d’avoir horriblement mal à la tête. Et de souffrir de violentes crampes d’estomac. Ou de crises de colite qui la faisaient se tordre de douleur.

Elle avait faim. Elle avait soif. Elle sanglotait. Elle frissonnait. Elle avait les joues griffées et les lèvres déchirées.

Elle faisait vraiment de la peine à voir…

Mais peut-être cherchait-on à tromper la vigilance des braves gens[1] ? Et avait-on encore de nombreuses relations dans différents milieux ? Et n’était-on sûrement pas aussi seule

- Excu…sez-moi, je suis une erreur…

qu’on le prétendait ? Et pouvait-on encore piquer cruellement ? Et mordre sans avoir été agressée[2] ? Et inoculer un virus[3]

assassin ? Et sans doute était-on venue en éclaireur (tâtonnant, prospectant, traînassant, se soulageant dans le hall d’entrée d’un immeuble de logements sociaux du boulevard Mettewie ou de la chaussée de Ninove, faisant semblant de relever le nom des résidents sur les boîtes aux lettres) (dessinant des cartes, dressant des plans, prenant des notes, formulant des hypothèses, envisageant des stratégies, élaborant des projets d’invasion) ?

- Excu…sez-moi, je ne devrais pas être là…

Et sans doute essayait-on de se faire ouvrir la deu-

xième porte, celle qui donne accès aux ascenseurs, aux escaliers et aux appartements ? Et la troi-

sème porte, celle qui donne accès aux tabernacles et aux coffres-forts.

Et sans doute allait-on faire rapport et revenir demain ?

- Ces gens-là ne se déplacent qu’en groupe, savez-vous ! Jamais seuls !

En nuée. En essaim. En troupeau[4]. Avec toute la bande (le père, le frère, le mari ou l’amant) (les copines de la classe, les collègues de l’usine, les voisines du quartier ou les amies du fitness) ?

Ou bien s’était-on ég-

- Excu…sez-moi, j’ai dû me tromper de gare, de quai, de train, de wagon, de place…

arée, à cheval ou en vélo, dans la forêt de Wallers-Arenberg, de Soignes ou de Saint-Hubert et

- Excu…sez-moi, j’ai dû me tromper d’histoire…

avait-on perdu ses repères et ne reconnaissait-on plus le chemin de sa ruche ou de son nid (fixé à quelle branche ou sous quelle pierre) (caché dans quelle fissure de mur ou dans quel

- Excu…sez-moi, j’ai dû faire un mauvais rêve, tomber en apnée, avoir une absence…

arbre creux) ? Ou bien avait-on été battue, ligotée, mordue, brûlée, mutilée, torturée

ou violée dans une caserne ou une sacristie ? Et avait-on décidé de se donner une autre vie ? Et espérait-on traverser la rivière, sans se faire choper par le crocodile, avec l’aide d’une personne

compatissante ? Ou bien s’était-on attardée dans les bistrots de Matonge et avait-on la gueule de bois et avait-on raté le dernier bus de la STIB et avait-on essayé vainement de faire de l’auto-stop sur la chaussée de Wavre ou la chaussée d’Ixelles et cherchait-on une personne bienveillante et respectueuse chez qui passer le reste de la nuit

en paix ?

Maryem n’était rien de tout cela.

Maryem était

- Une malade de la peste !

une demandeuse d’asile. Maryem avait traversé la passe de Djabal-Al-Târiq, la mer Egée, le canal d’Otrante ou le détroit de Sicile sur un embarcation en bois d’à peine cinq mètres de long qui craquait sous le poids de trop nombreux passagers (dans le vain espoir de déjouer le système de détection par radar et d’échapper

- Certainement coupable de furonculose, de malaria chronique, de scorbut, de choléra, de lèpre, d’amibiase et d’onchocercose !

à la vigilance des gardes-côtes de la Direction Générale de la Sécurité, des douaniers de la Direction Générale des Finances, des vétérinaires de la Direction Générale de l’Agriculture et des agents sanitaires de la Direction Générale de la Santé et

- Ayant assurément développé une forme contagieuse de tuberculose ! S’étant fatalement trouvée dans l’obligation d’entretenir des rapports sexuels non protégés avec des passeurs de clandestins[5] !

des dragons[6]

préposés à la surveillance du littoral et à la protection des frontières de la grande Europe) et

- Une bombe humaine ! Un essaim d’abeilles tueuses !

Maryem s’était enfuie, pieds nus et en chemise de nuit, et

avait réussi à franchir la clôture du camp[7] dans lequel on l’avait enfermée et

- Une terroriste !

s’était pris un fil de fer barbelé dans la tronche qui lui avait arraché les cheveux et

troué les joues et

- Il faut absolument appeler la police !

déchiré les lèvres.

Un vent de panique souffle sur toute la Chrétienté.

- La victoire de Poitiers sur les Arabes aura-t-elle été vaine ? Et la traque d’Hannibal (réfugié en Syrie puis en Bithynie) ? Et la défaite d’Attila aux Champs Catalauniques ? Et la libération de Vienne assiégée par les Turcs ? [8]

Les bons croyants courent se réfugier dans les banques, les églises, les casernes et les hôpitaux

- Et la prise de Nyangwé et de Kasongo, à l’est du Congo, lors de la grande croisade de 1893 ? Et l’extermination des Hereros dans les camps de concentration du général von Trotha ? Et la répression des révoltes paysannes et ouvrières de Gungu, de Matadi et d’Elisabethville ? Et les massacres d'Amritsa, de Sétif et de Moramanga ? [9]

et les cinémas et les discothèques et les salles de billard et les casinos et les supermarchés.



[1] Ceux qui travaillent dur, paient leurs impôts et soutiennent le gouvernement… Ceux qui quittent le bureau à 15 heures pour s’occuper de leurs maîtresses et de leurs chevaux (mais ce sont des managers performants et on peut toujours les joindre sur leur portable)… Ceux qui soutiennent la directive Bolkestein et votent en faveur d’une constitution européenne néo-libérale…

[2] Pour l’heure, cent trente-cinq personnes ont été vaccinées alors que soixante-six chiens et cent et cinq chats ont été euthanasiés. Cinq personnes dont trois enfants, ayant été en contact avec la personne suspecte au moment où elle était la plus contagieuse, sont toujours recherchées. De même que quatorze chiens, potentiellement contaminés, pouvant devenir de nouveaux vecteurs de la maladie.

[3] L’insecte abject m’injecte une larve (dans le mou des lèvres ou dans le gras des fesses). Et qui, bientôt, me dévore de l’intérieur. Et me grignote, me gobe, me suce et me consomme. Et me vide de toute substance.

[4] Sous la pression des espèces exotiques (entrant en compétition pour l’espace et la nourriture), les spécimens indigènes (nos écrevisses, nos écureuils, nos abeilles et nos coccinelles) sont menacés de disparition !

[5] Contaminés par la syphilis, l’hépatite C, la rage et le sida, les passeurs de clandestins sont justiciables de nos tribunaux pour introduction illégale sur le territoire européen d’êtres maladifs et revendicatifs (qui constituent, de toute évidence une menace potentielle pour la santé et la sécurité des bonnes gens de bonne race et de bonne religion) en provenance de pays non-membres de l’Union.

[6] Chasseurs de Maures, de Philippinnes, de Sikhs, de Tziganes, d’Albanaises, d’Equatoriennes, de Kosovars, d’Inuits, de Kazakhs, de Peuls, de Thaïs, d’Indiennes, de Turkmènes, de Gins, de Tamouls, de Brésiliennes, de Kirghizs, d’Aborigènes, de Palestiniens, de Chinoises, de Tartares, de Salvadoriens, de Tadjiks, de Congolaises, de Kalmouks, de Boliviennes, de Bangladeshis, de Guatémaltèques, de Sri-Lankaises, d’Iroquois, de Kurdes, de Sioux, de Pachtounes, de Mayas, d’Incas, d’Indonésiennes, de Canaques, de Coréennes, de Jivaros, de Tchétchènes…

- Des envieux et des rancunières ! Des arrogants et des ingrates ! Des alcooliques et des dépressives !

…de rouges, d’anarchistes, d’internationalistes, de partisanes, de moudjahidines, de résistantes, de militants, de maquisardes, de patriotes, d’insurgées, de grévistes de la faim, de graffiteuses, de lanceurs de pierres dans les vitrines des boutiques de mode et de pavés sur les pare-brises des voitures de police…

- Des réfractaires, des subversives, des dissidents, des droguées, des trafiquants, des putains et des maquereaux, des déviantes, des chômeurs, des émeutières, des cosmopolites, des insoumises, des rebelles, des déserteuses, des marrons, des séparatistes caucasiennes, des agents de l’étranger, des traîtresses, des criminels, des inciviques !

…de Vaudouistes, de Kimbanguistes, d’Islamistes, de Kitawalistes, d’Hindouistes, de Kintwadistes, de Shintoïstes, de Baha’is, de Tantristes, de Rastafaris, de Bouddhistes, de Confucianistes, de Taoistes, de Libre-Exaministes…

- Des enfoirées et des teigneux !

…de communards, de spartakistes, de guévaristes, de maoistes, de lumumbistes, de socialistes, de soumialistes, d’intifadistes, de djihadistes, de sandinistas, de zapatistas, de senderistas, de tupamaros, de piqueteros, de kamikazes…

- Des enragés !

…de Cipayes, de Batetelas, de Boxers, de Bapende, de Pavillons-Noirs, de Maji-Maji, de Senousis, de Balinais (préférant le suicide à la soumission), de Quilombolas, de Mau-Mau, d’Al-Qaïda, de Martyrs, de Tai-Ping, de Talibans…

- Des enculés de tous les saints !

…de paysans dépossédés de leur terre, de familles expulsées, d’élèves sans écoles, de diplômées sans travail, de jardiniers sans semences, d’informaticiennes sans clavier, de musiciens sans instruments, de chauffeurs sans camions, d’hommes sans épouses, de femmes sans maris, d’ouvriers sans outils, de malades sans hôpitaux, d’enfants dont on a détruit la maison et tué les parents, de bannis, de proscrites, de démunis, de dépourvues, de massacrés, de réprouvées, de réfugiés, de refoulées, de déplacés, de déportées, de relégués, de déracinées, de ghettoïsés, d’outragées, d’affamés, de pressurées, d’irradiés, de grignotées, de consommés, de tutoyées, de chicotés, d’éborgnées et d’édentés (et autres membres de classes dangereuses)…

- Des fants de putes de viergeasses !

[7] On interne et on concentre Hugo, Rimbaud (pour trafic d’armes, pédophilie et consommation de qat !), Verlaine et Baudelaire au camp de Steenokkerzeel. On leur délivre un ordre de quitter le territoire.

[8] Ils s’appelaient Cochise, Samory Touré, Kimpa Vita (connue aussi sous le nom de Dona Beatrice), Muhammad Ahmad ibn Abd Allâh (dit al-Mahdî), Shaka Zulu, M’Siri, Black Hawk, Behanzin, Naga et les Amazones du royaume d’Abomey (armées de fusils et de sabres, de longues carabines et de poignards à large lame recourbée, de courts tromblons à silex et d’arcs aux flèches empoisonnées), les guerriers Zuni du pueblo d’Hawikuh, Mwezi Gisabo, Guaicaipuro, la reine Sarraounia, Crazy Horse, Yennega, Hosea Kutako, la rânî Lakshmî Bâî, Munia Mohara de Nyangwé (décapité par les troupes de Léopold Deux sous les ordres du lieutenant de Wouters) et Sefu de Kasongo, Tatanka Iyotanka (connu aussi sous le nom de Sitting Bull), Ishi, Tupac Amaru, Tecumseh, la reine Nzinga Mbandi (des royaumes de Ndongo et du Matamba), Muhammad ibn Abî Amîr (surnommé al-Mansûr), Ranavalona III, Hung Xiuquan, le chef Big Foot, Menelik II, le chef Algonkin Opechancanough, Salah al-Din al-Ayyûbi (appelé Saladin), Geronimo, Abd al-Qâdir ibn Muhyï al-Din, Metacomet ou Pometacom (connu aussi sous le nom de King Philip), Pangeran Diponegoro, Tecun Uman !

[9] Ils s’appelaient Patrice-Emery Lumumba, Louis Delgrès, Kwame Nrumah, Ahmed Sukarno, Frantz Fanon, Mohandas Karamchand Gandhi, Funmilayo Ransome-Kuti, Sun Yat-Sen, Nelson Mandela, Malcolm X, Félix Moumier, Edouardo Mondlane, Toussaint Louverture, Georges Habache, Zhou Enlai, Yacef Saâdi et Ali Ammar (que tout le monde connaît sous le nom d’Ali la Pointe), Agostinho Neto, Gamal Abdel Nasser, Pancho Villa, Jose Marti, Simon Bolivar, Marcus Garvey, Simon Kimbangu, Arbenz Guzman, Samora Machel, Jawaharlâl Nehru, Bobby Seale, Djamila Bouhired, Barthélémy Boganda, Eldridge Cleaver, Ahmed Ben Bella, Indira Priyadarshini Gandhi, Ernesto Che Guevara, Huey P. Newton, Mario de Andrade, Hocine Aït Ahmed, Pierre Mulele, Nayef Hawatmeh, Angela Davis, Mao Zedong, El Mehdi Ben Barka, Fidel Castro, Emmett Till, Fela Anikulapo Kuti, Vô Nguyên Giap, Rubin « Hurricane » Carter, Nelson Mandela, Rafael Guillen Vicente (alias subcommandante Marcos), Steve Biko, Djamila Boupacha, Nguyên That Thanh (dit Nguyên Ai Quôc ou Hô Chi Minh), Salvador Allende, Ellen Kuzwayo, Gladys Marin, Jean-Marie Tjibaou, Ernest Ouandié, Yasser Arafat (alias Abou Ammar), Amilcar Cabral, Dulcie September, Hugo Chavez, Evo Morales, Emiliano Zapata, Tommie Smith et John Carlos !

Ils s’appelaient aussi Sean Bell (abattu par des policiers new-yorkais quelques heures avant ses noces et dont les funérailles ont été célébrées dans l’église du Queens où il devait se marier) !